Georges Arsenault
Le présent article est le texte d’une communication présentée le 10 octobre 1984 à Edmundston (N.-B.) dans le cadre de la Conférence acadienne organisée par l’Association des Collèges communautaires du Canada. L’auteur avait préalablement donné une communication semblable à celle-ci à Worchester, Massachusetts, le 17 mars 1984 à l’occasion du cinquième colloque annuel de l’Institut français du Collège de l’Assomption, dont le thème était, “L’Émigrant acadien vers les États-Unis: 1842-1950″. Le texte de cette présentation, intitulée “Chanter son Acadie” a été publié dans Vie française, collection Perspectives, Québec, le Conseil de la Vie française en Amérique, 1984, pp. 101-119.
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Pour bien comprendre l’histoire d’une société, il importe d’étudier la vie sociale des gens qui la compose. Il faut, à l’aide de documents, chercher à comprendre les us et coutumes et la mentalité des différentes couches sociales qui composent cette communauté. L’étude du folklore d’un peuple – on le reconnaît de plus en plus – constitue un des excellents moyens qui puisse aider à bien saisir cette dimension d’une collectivité.
Dans le cas de l’histoire sociale du peuple acadien, l’étude du folklore tient une place que j’oserais qualifier d’indispensable. Nous savons comment les conjonctures historiques ont réduit pendant longtemps ce peuple à une population grandement illettrée. Face à cette situation, la tradition orale a dû se charger, dans une large mesure, de transmettre à la postérité les documents aptes à nous renseigner sur la vie et la mentalité des Acadiens de quelques générations passées.
Un domaine du folklore que j’affectionne tout particulièrement, c’est la chanson de composition locale. On désigne ainsi les compositions issues du terroir Nord Américain, et ce, par opposition à la multitude de chansons traditionnelles amenées de France par les ancêtres. Les Acadiens ont composé un grand nombre de ces chansons locales qui sont, à mon avis, parmi les documents les plus précieux de leur héritage. Ils sont des plus précieux par le simple fait qu’ils sont issus du peuple. Ainsi, c’est la base de la société qui prend la parole. Ce sont des femmes de ménage, des fermiers, des pêcheurs, des ouvriers et des ouvrières qui, dans toute leur simplicité, nous brossent un tableau de leur communauté avec ses qualités et ses défauts. Ces poètes du terroir nous font aussi voir leurs principales préoccupations et leur système de valeurs. En somme, cette poésie populaire nous amène à mieux saisir l’âme du peuple.
Je disais que les Acadiens ont été pendant longtemps un peuple plutôt illettré. Rares étaient les personnes munies d’une bonne instruction formelle. Il faudra attendre la fondation de collèges et de couvents dans des paroisses acadiennes des Maritimes, à compter du milieu du siècle dernier, pour voir surgir une petite élite d’Acadiens bien instruits. Ce sont ces gens privilégiés qui donneront naissance à une littérature écrite acadienne. Pendant très longtemps, même jusqu’à assez récemment, cette littérature s’est faite le porte-parole d’une idéologie nationaliste acadienne dans laquelle on développait les thèmes de l’éducation, de l’histoire, de la langue, de la religion, de la colonisation et de l’agricuture1, thèmes pratiquement absents de la littérature orale. Il est important de noter que cette littérature écrite a été presque exclusivement l’oeuvre d’hommes, voire de membres du clergé. Effectivement, jusqu’au milieu du présent siècle, seulement quelques rares Acadiennes se sont livrées à la publication.
Si la femme demeure absente dans la littérature écrite acadienne, il en est tout autrement dans la littérature orale. Ici, elle y trouve bien sa place, notamment dans la chanson de composition locale. C’est du moins ce que je constate à l’Île-du-Prince-Édouard, mon terrain d’enquête, d’où j’ai tiré la matière pour le présent exposé. Là, les chansons locales acadiennes, peu importe le genre, ont été composées dans une large mesure par des femmes. Devant une telle constatation, l’étude de la chanson locale prend encore plus d’importance. De fait, elle nous réserve la possibilité de faire ressortir un discours de la femme acadienne pour la période du 19e si cle et du début du 20e , discours pratiquement introuvable ailleurs et pourtant indispensable à l’interprétation de l’histoire sociale acadienne2. Examinons maintenant le contenu des oeuvres de ces poètes populaires. Pour ce faire, nous les regroupons en trois catégories: les complaintes, les chansons satiriques et humoristiques, et les chansons sur des événements spéciaux. En les étudiant nous tenterons de faire ressortir un certain nombre de valeurs ou de préoccupations, reflets de la société dans laquelle vivaient ces poètes.
Les complaintes
Les complainte sont des chansons narratives et plaintives composées pour commémorer des événements tragiques. Chansons très émotives, elles traitent le plus souvent de noyades mais aussi de meurtres, d’incendies, de morts accidentelles sur la route ou au travail et de mortalités causées par la maladie. Dans l’ensemble des compositions acadiennes, les complaintes ne sont pas nécessairement les plus nombreuses. Elles sont cependant celles qui ont le plus attiré l’attention des folkloristes. Celles que nous connaissons nous viennent d’un peu partout en Acadie. Certaines, telles Jérôme Maillet — le bûcheron écrasé par un arbre, Xavier Gallant — Le meurtrier de sa femme, Le frère mort de la fièvre et Les chasseurs de loups-marins ont connu une assez grande diffusion; elles comptent en effet parmi les plus connues de toutes les chansons acadiennes de composition locale.
Lorsqu’on considère les événements tragiques qui ont marqué l’histoire acadienne, notamment la Déportation, on s’attendrait à ce que la littérature orale, les complaintes surtout, en soient les témoins par excellence. Chose surprenante, aucune des complaintes qui nous soient parvenues ne traite de ce triste événement. Ceci fait contraste avec la littérature écrite où la thématique de la Déportation est quasi omniprésente.
C’est une préoccupation religieuse qui prédomine dans les complaintes. Ceci est surtout dû au fait que les personnes en cause sont généralement victimes de morts subites; le tourment du poète, et par extension de la communauté qu’il représente, est de savoir que ces personnes abruptement arrachées de ce monde trouvent leurs places au Paradis.
Cette inquiétude se manifeste davantage dans le cas des noyades. Ces accidents de la mer étaient aux yeux des gens d’autant plus tragiques que les victimes mouraient très subitement sans avoir eu le temps de se préparer spirituellement et, surtout, sans avoir eu le bonheur de recevoir le sacrement de la bonne mort. Selon l’enseignement de l’Église catholique, une personne qui décédait en état de péché mortel était condamnée à brûler dans les feux éternels ou à expier ses fautes dans le purgatoire pendant un certain temps, selon la gravité de ses péchés. Ce type d’angoisse ressort très clairement dans la complainte composée à la suite de la noyade du jeune pêcheur Joachim Arsenault, en 1897.
L’auteur fait dire à la victime :
O toi, cruelle mort,
Tu m’affliges bien alors.
Donnez-moi donc le temps
De recevoir les sacrements,
C’était là mon désir
Avant de mourir.
Puisque c’est ma destinée,
O de moi ayez pitié,
Faites que je puisse, grand Dieu,
De m’envoler vers les cieux.
(…)
Laissez-vous fléchir
Par votre mère chérie
Qui vous présentera
Mon âme entre vos bras.
Tout pécheur que je sois,
Je pris toute ma vie.
Maire, daigne m’assister
Au moment du danger,
Jugez-moi dans vos bontés,
Non comme j’ai mérité.3
Il arrive souvent aussi que l’auteur prenne l’initiative de demander aux gens des prières pour le repos de l’âme de l’infortuné. Dans la complainte composée sur le décès tragique de François Richard, victime non d’une noyade mais d’une explosion dans une carrière à Rumford Falls, l’auteur demande explicitement des prières pour que l’âme du jeune accidenté soit pardonnée et sauvée:
Celle qui fit cette chanson
Engage tous pour ce jeune garçon
De dire un Pater et un Avé
Pour lui aider à se sauver.
La Saine Vierge faut tous prier
(Pour) que son âme soit pardonnée.4
Le fatalisme est un autre aspect de la mentalité religieuse qui se manifeste de façon frappante dans les chansons tragiques acadiennes. Les Acadiens semblent croire fermement en cette doctrine. Ordinairement, ils se résignent devant les épreuves car c’était, disaient-ils, la destinée fixée par Dieu. Ce qui impressionne encore davantage c’est que devant de rudes épreuves, ils pensent quand même, parfois, à remercier Dieu d’avoir été bon pour eux au milieu de leur tribulation. Cherchent-ils ainsi à apaiser un dieu imprévisible qui risque à tout moment de frapper sans merci?
Voici deux bons exemples qui illustrent éloquemment cet aspect de l’attitude religieuse acadienne. Le premier constitue un des premiers couplets d’une complainte, composée par Emilie Bernard, sur la noyade de Pierre Arsenault, vers 1890. Ici, la croyance dans le fatalisme est explicite :
De ses années le nombre était fini
Quoique bien jeune il doit perdre la vie,
Car le Seigneur avait marqué sa fin,
Il s’est noyé c’était là son destin.5
L’autre exemple est tiré de la complainte Joachim Arsenault. Dans ce texte, où il est encore question de destinée, l’auteur donne la parole à la mère du noyé qui remercie Dieu que le corps de son fils a pu être retrouvé :
Sa mère qui est au cimetière
Ne fait que pleurer.
“Quelle consolation
Dans notre affliction!
Il faut en remercier
La Divine Trinité,
Nous l’avons ramené
Et on peut l’enterrer,
Car il faut bien le croire,
C’était sa destinée.6
Bien que les complaintes soient nettement imprégnées de préoccupations religieuses, elles renferment toutefois d’autres motifs importants. Elles témoignent notamment d’un bel esprit communautaire. C’est tous les membres de la communauté qui semble se rallier autour du poète afin d’offrir aux proches de la victime leurs condoléances et pour leur exprimer des paroles consolantes. La complainte Pierre Arsenault renferme un beau passage qui illustre cette compassion :
Consolez-vous et séchez toutes vos larmes,
Priez Jésus et ayez confiance,
Car dans la foi tout doit se consoler
Puisque Jésus est mort pour nous sauver.
Oh! chers parents, je prends part à vos peines,
Et à vos larmes et à vos justes craintes.
Mais il ne faut qu’une bonne pensée
Pour mériter l’heureuse éternité.
Je le comprends, votre peine est cruelle,
Que son corps n’est pas dans le cimetière,
Qu’il a resté dans un pays étranger,
Sur son tombeau pas pouvoir y prier.7
D’autre part, les gens unissent leurs prières afin d’implorer le ciel d’accueillir l’âme du concitoyen trépassé. L’auteur fait aussi ressortir la solidarité de la communauté quand il mentionne, par exemple, que les gens sont allés en grand nombre fouiller la mer dans l’espoir de retrouver le cadavre, et encore lorsqu’il prend la peine de préciser que les paroissiens sont allés nombreux aux funérailles manifester, une fois de plus, leur compassion envers la personne décédée et sa famille. On fait même parfois appel à la communauté de venir au secours des éprouvés, tel dans la complainte Trois jeunes hommes noyés :
Dans les trois (mariniers)
Il en a un de marié.
On peut vous le nommer,
Garçon à Marie Poirier.
Ils sont bien chagrins
C’était tout son soutien.
Ils sont bien peinés,
Son mari est décédé.
Nous devons tous nous hâter
C’est pour les assister.8
L’attachement à sa paroisse natale, à son “pays” , comme le disait les anciens, est un autre élément bien explicite dans le corpus que nous étudions. Ce thème revient surtout dans les complaintes composées sur les personnes mortes subitement ou accidentellement à l’étranger, maintes fois aux États-Unis. Divers éléments sont sous-jacents à ce thème central. Mentionnons en premier lieu le problème de l’exil de la jeunesse contrainte à quitter le patelin à cause de la conjoncture économique locale. Les opportunités d’emplois étant très restreintes dans les paroisses acadiennes surpeuplées, les jeunes hommes, surtout, cherchent ailleurs un gagne-pain. Un grand nombre d’entre eux se font travailleurs saisonniers dans les chantiers forestiers des États-Unis, du Québec et de certaines régions du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse. Jean-François Cormier, de Baie-Egmont, était de cette génération. En 1912, à l’âge de 22 ans, il quitte son île à destination des chantiers forestiers américains afin d’y gagner quelques biens. Mais en route il est victime d’un accident qui le conduit à sa mort. Une complainte composée à son sujet par Sophique Arsenault explique bien la raison de son départ :
Un jeune garçon d’une honnête famille,
Pensant qu’à l’Île il ne réussirait pas,
Il s’en va travailler par les États.9
Ce départ pour l’étranger n’était pas chose facile pour ces jeunes gens qui devaient laisser tous ceux qui leur étaient chers. Ils avaient cependant bien l’intention et l’espoir de revenir vivre au pays, ou du moins revenir périodiquement revoir la famille et le amis. C’est du moins ce que nous laissent entendre ceux qui ont relaté leurs histoires. Quand François Richard quitta Mont-Carmel, en 1892, pour aller travailler à Rumford Falls, il laissait douloureusement ses bien-aimés et son village pour “l’éternité”, mais avec la résolution de s’en revenir les visiter :
Il a le coeur bien attristé
Ah! c’était pour tous les laisser.
Tout le bonsoir leur a souhaité
Ah! c’était pour l’éternité.
Mais il avait toujours dans l’idée
De revenir les rencontrer.
Ah! c’était par une belle matinée
Qu’il prend le “boat” pour traverser
C’est pour aller dans les États
Ah! c’était pour y travailler.
Il croyait pas d’y rencontrer
La mort funeste qui lui est arrivée.10
Un des plus beaux passages d’une complainte acadienne où l’on ressent l’attachement au “pays” natal se trouve dans la ballade intitulée Jérôme Maillet — le bûcheron écrasé par un arbre. L’accident qui entraîna la mort du jeune homme s’est produit dans un chantier forestier près de Bethel, Maine, en 1892. L’auteur, Laurent Doucet, réussit très bien à créer une atmosphère dramatique des plus touchantes. Il met en scène le bûcheron blessé qui, évidemment ému, s’entretient avec son frère de la mort qui le guette, de ses parents qu’il aimerait revoir une dernière fois et de l’endroit où il voudrait être enterré :
Auprès de son lit son frère est assis.
Il lui dit: “Jérôme, tu crains bien de mourir.
Tout ce que je désire, cher frère, c’est avant de mourir,
Voir mon père et ma mère qui m’ont tant aimé.
Jérôme, console-toi ou bien résigne-toi,
Les ceux que tu veux voir sont éloignés de toi.
Les ceux que tu désires sont éloignés d’ici.
Aie espérance (d’les) voir un jour en Paradis.
Puisqu’il faut, cher frère, me soumettre à mourir,
Vous emmènerez mon corps, c’est en notre pays.
C’est bien là en terre sainte je veux être enterré
Parmi tous mes parents qui m’ont tant chéri. »11
Voilà pour les complaintes. On pourrait s’y attarder beaucoup plus longuement et faire ressortir plusieurs autres préoccupations des Acadiens du temps, ce qui nous éclairerait encore davantage sur leur système de valeurs. Mais passons tout de suite à une autre catégorie de chansons locales, celles-ci beaucoup plus gaies, mais tout aussi révélatrices de la mentalité acadienne.
Chansons satiriques et humoristiques
Les recherches faites jusqu’à présent sur la chanson populaire et traditionnelle acadienne semblent indiquer que les chansons du genre satirique et humoristique ont été des plus populaires chez les “composeux” de chansons. C’est un domaine, par contre, qui n’a pas encore été beaucoup exploré pour l’ensemble de l’Acadie. Des enquêtes systématiques promettent de nous faire découvrir un répertoire dont nous sous-estimons peut-être la richesse. Quoi qu’il en soit, nous avons déjà à notre disposition un nombre suffisamment grand de compositions du genre pour nous permettre d’ores et déjà d’en tirer les grands thèmes.
Les chansons que nous appelons “satiriques” sont celles qui jouent un rôle de sanction populaire. Il s’agit de compositions dont l’objet principal est d’exercer, le plus souvent par le ridicule, une pression sociale sur des individus ou des groupes d’individus coupables d’avoir outrepassé, dans leurs agissements, la limite de ce qui est jugé acceptable par l’ensemble de la communauté. Ces chansons sont généralement fortement imprégnées d’humour au point qu’il est parfois difficile de savoir si l’objet véritable des vers est de sanctionner, ou si la chanson a été composée sans méchanceté afin de taquiner tout bonnement ses amis.
La valeur fondamentale qui se dégage de cette catégorie de chansons se situe au niveau du respect des moeurs et des traditions locales. Cette préoccupation s’avère d’ailleurs très grande dans la société traditionnelle acadienne, comme dans toute société historique. Au début du siècle dernier, John McGregor, un Anglais qui avait vécu un certain temps à l’Île-du-Prince-Édouard, et quelque peu familier avec les Acadiens des Maritimes, observait que le contrôle social était tellement fort dans leurs villages que personne n’osait transgresser les moeurs du groupe au risque de se faire tourner en ridicule :
The dread of being exposed to the derision of the rest, for attempting to imitate the English inhabitants, and the want of an education that would conquer prejudices, are the principal causes that prevent individuals among them, who would willingly alter their dress and habits, from doing so.12
Les filles de Jean à Hubert Arsenault, de Baie-Egmont, étaient de celles qui avaient un peu plus de culot que les autres. Moins craintives de l’opinion publique que la plupart de leurs co-villageoises, ce sont elles, raconte-on, qui menaient la mode dans la paroisse. Le jour qu’elles décident de faire couper courts leurs cheveux, rompant ainsi la mode des cheveux longs, plusieurs fois séculaires, elles provoquent un “grand parlement” et s’attirent les moqueries de plus d’une personne. Même que quelques bardes locaux se sont donnés la main afin d’immortaliser en vers l’événement historique. Les trois premiers couplets de la chanson, pour le moins moqueurs, nous donnent un bon indice de la réaction de la communauté suite à l’aventure de ces jeunes beautés :
Ah! c’est par un dimanche au soir
J’ons ‘té veiller su Jean Hubart
C’était pour aller voir les filles
Comme nous étions accoutumés.
Quand qu’les filles nous ont vus arriver
En-haut ils avont ‘té s’cacher,
Pas à cause d’notre compagnie
C’est à cause ils aviont hontes à s’montrer.
Parc’ quand la style avait passé
Les ch’veux ils s’les ont fait couper.
Ils les ont fait couper si courts
Que tout l’monde en a fait des discours.13
Si les gens venaient tranquillement à accepter sans trop de remous l’abandon de certaines traditions au niveau de l’habillement et de la coiffure, il en était bien autrement lorsque la structure sociale de la communauté était menacée par la rupture de certaines pratiques. Rappelons que la société traditionnelle acadienne était remarquablement égalitaire, au point que tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, portaient atteinte à cet esprit d’égalitarisme, risquaient la sanction. Plusieurs chansons évoquent de telles situations. À titre d’exemple, prenons Les noces chez Calumet. Dans celle-ci, une famille Gallant, de Baie-Egmont, ose faire une noce sans y convier toute la parenté, comme l’usage l’aurait exigé. Fort insulté de ce manque de savoir-faire, un poète de la place, probablement un parent, s’engage à rimer quelques vers peu flatteurs à l’endroit des Calumet, famille qu’il trouve trop vaniteuse à son goût :
Su Calumet ont fait des noces
Les étrangers qu’ils ont demandés
La parenté ils ont laissée.14
C’était en revenant de la messe
Ils ont voulu faire le ferraud
Ils ont massacré le traîneau.
Sarah qui était dans la traîne
Elle a tombé du haut en bas
A’ s’a démanché les deux bras.
Ça t’a-t-i’ baissé les épaules?
Quand même ça t’ les aurait eu baissées
Tu les aurais encore hautes assez.15
Toujours à l’Île-du-Prince-Édouard, mais cette fois-ci du côté de Tignish, on trouve une chanson un peu du même genre. Ici, l’occasion du festin n’est pas un mariage mais plutôt une soirée sociale où l’on y a tiré le gâteau des Rois. Le problème qui se pose c’est que seule la soi-disante bourgeoisie de la paroisse fut invitée. Une telle distinction sociale n’est pas acceptable pour la vieille Grêle (Isabelle Poirier) qui, fort irritée, s’aventure hardiment à fustiger les coupables. À lui seul le premier couplet résume merveilleusement bien l’esprit fort vindicatif de la chanson :
C’est su Pierre à Maximin
Ils ont eu un gros festin.
Ils ont tiré un gâteau
Ils ont toute convié les gros;
Les cols hauts ont ‘té conviés,
Les cols bas s’en ont passé.16
Nous découvrons aussi dans les chansons de nos poètes populaires comment les Acadiens accordaient une grande importance à la probité. En effet, ceux qui s’éloignait trop de la morale sociale risquaient tôt ou tard de se faire vivement stigmatiser par leurs voisins. Prenons le cas de Sylvain “Pichi”, ou Caissie de son vrai nom, qui fut l’objet d’une forte sanction dans une chanson composée vers 1890 par Thomas Arsenault, de la paroisse de Baie-Egmont. Le coupable est accusé d’avoir volé et tué Calbé, le chien de son patron. Il est aussi dénigré parce qu’il ne pratique pas régulièrement sa religion, ce qui était dans la société acadienne et catholique du temps un comportement inacceptable. L’auteur est direct dans ses propos quand il rappelle Sylvain Pichi sa conduite marginale :
Pichi, si t’allais plus souvent
Recevoir les sacrements,
Tu vivrais bien plus en paix
Avec ta femme et tes enfants,
Tu aurais pas toujours l’idée
De tuer tous les Calbés.
Quand tu iras au confessional
Pour réparer ton scandale,
Le bon curé te dira:
“Va-t-en payer ce chien-là,
Car tu le payeras bien chaud
Le Calbé à Jos Paneau. »17
On trouve encore à Baie-Egmont une autre de ces chansons de facture locale qui rappelle à l’ordre des personnes accusées d’avoir manqué d’esprit civique. Il s’agit d’un texte fort éloquent composé vers 1865 par Bathilde Arsenault. L’auteur fait la morale à Dominique à Marcel qui, sans raison apparente, avait cassé quelques vitres à sa fenêtre. Elle s’en prend également à la mère du jeune, l’accusant de ne pas s’inquiéter de la conduite de son fils. La chanson compte dix couplets mais les trois qui suivent suffisent à démontrer la force de la sanction :
Il a ramassé un bois
Du long la bouchure à François
Il (a) frappé dans le chassis
Parce qu’il avait pas grand esprit.
Il se sauvait au plus vite
Quand il a eu cassé deux vitres…
(…)
Allez-vous approuver cela
C’est la mère de cette personne-là
Elle dit qu’elle n’a pas été surpris’
Quand elle a su que c’était lui.
Elle l’aurait pas si bien redouté
S’il l’avait eu mieux élevé.
(…)
J’en ai composé dix versets
C’est-il bien tout ce qu’il méritait?
Si ça à le faire changer
Je crois que y en aurait assez
Si vous croyez qu’il en a pas assez
Je peux encore en composer.18
Chansons sur des événements spéciaux
Les chansons d’origine acadienne ne sont pas toutes plaintives et vengeresses. Au contraire, il y en a de toutes les couleurs. Plusieurs traitent d’événements particuliers qui ont marqué soit l’ensemble de la communauté, soit un petit groupe d’amis, soit encore une seule famille. Dans ce genre de compositions on peut discerner facilement des attitudes et des valeurs qui sont attribuées d’ordinaire au caractère acadien. D’une part, on dit qu’il y a définitivement un beau côté à la vie, et qu’il y a du plaisir à avoir dans ce monde. D’autre part, on manifeste une fierté d’appartenir à sa famille et à sa communauté.
Au tournant du siècle, quelques Acadiens de Palmer Road composaient une chanson pour exalter les mérites de la vie dans leur paroisse et également dans le but de manifester leur appréciation envers le curé. Voici deux couplets de cette composition attribuée à John Chiasson et John Gaudet :
Nous venons de vous dire
Les places que l’on peut rire
Palmer Road et Saint-Louis
Sont nos lieux favoris.
Depuis notre arrivée
Dans ces belles contrées
Nous récoltons tellement
Et nous chantons journallement.
(…)
C’est aussi au presbytère
C’est là qu’on fait bonne chaire
Avec le père Gauthier
On vit comme des entiers.
C’est un excellent père
Tout(e) le monde est fier(ère)
À vous tous je le dis
Que le collège est triste sans lui.19
Si nous demeurons quelques instants de plus dans la région de Palmer Road, nous découvrons une autre chanson où le goût de vivre des gens est bien évident. Attribué à Isaie Bernard, ce refrain raconte les aventures de quelques amis se promenant en automobile, en pleine nuit, sur une chaussée dangereusement glissante. Ils retournaient au logis après une belle veillée chez des amis. Malgré quelques dérapages, les aventuriers se sont rendus chez eux sain et sauf. Suite à ce dénouement heureux, Isaie a pu rire avec ses amis de leur expérience, comme en fait foi quelques couplets de la chanson :
C’est quand qu’ils avons arrivé su Jean Xavier
C’est quand l’canal qu’i’ s’avont j’tés.
Ils avons r’venu su’ leur côté,
Et vous bien,
Les femmes ont débarqué
Et vous m’entendez bien.
Adèle embrassa Marianne
En se recommandant à Saint Anne.
J’avons pas attrapé de mal,
Et vous bien,
Ramassions nos médalles
Et vous m’entendez bien.
C’est su Mokler qu’il’ ont été
C’est pour se faire arracher.
Dans toute son travail,
Et vous bien,
Calliste a perdu sa blague
Et vous m’entendez bien.
Quand qu’il’avont arrivé su Céleste
Les voilà encore dans la tristesse,
Il’ avont venu sur leur côté,
Et vous bien,
Les femmes ont bostchulé,
Et vous m’entendez bien.20
Le prétexte d’une autre chanson composée à l’Île-du-Prince-Édouard est un “frolic à hooker” chez Aldona Gallant, reconnue pour son excellente cuisine. À cette occasion, plusieurs femmes de Saint-Gilbert se donnent la main pour confectionner un tapis. La rencontre est autant une occasion de distraction que de travail. La chanson composée sur le sujet par Léah Maddix raconte avec beaucoup d’humour les plaisirs de la soirée et la joie de vivre des gens de son village. Les trois premières strophes nous le prouvent bien :
Ah! c’était par une belle journée
Qu’Aldona faisait un frolic à hooker.
On voulait toutes y aller,
Oh! oui bien,
Pour avoir une bonne bouchée
Et vous m’entendez bien.
C’est Kate à Fidèle qu’a parti la première,
Toute le reste v’nait en arrière.
En disant: “Fidèle, si tu v’nais veiller,
Oh! oui bien,
Peut-être t’aurais à manger,
Et vous m’entendez bien.
Oh! c’était la femme à Willy,
Elle avait jamais ‘té si lively,
Si c’était à continuer
Oh! oui bien,
Elle s’aurait bétôt ruinée,
Et vous m’entendez bien.21
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Au cours de notre exposé nous avons essayé de démontrer l’importance que revêt la chanson locale dans l’étude de la mentalité traditionnelle acadienne. À l’aide d’un certain nombre de chansons, nous avons illustré une série de valeurs inhérentes à la culture acadienne, telles que la religion, la solidarité communautaire, l’attachement au milieu, l’égalité sociale, la probité et la fête. Ce sont les valeurs qui ressortent le plus clairement de ce volet de la littérature orale acadienne.
À part de nous renseigner sur les valeurs des gens, ces chansons nous fournissent aussi quantité de renseignements sur les activités et les traditions d’une communauté précise et sur des événements marquants survenus au niveau local. À vrai dire, on trouve de tout dans ces compositions: tragédies locales, moeurs électorales, vie économique, divertissements communautaires, pratiques entourant le mariage, croyances religieuses, et quoi encore! La connaissance de l’histoire peut évidemment être fortement enrichie par l’étude de tels documents.
De plus en plus de ces chansons locales sont incluses dans des recueils de chansons folkloriques acadiennes, et parfois même dans des travaux en histoire locale. Ce qui est regrettable, cependant, c’est que trop souvent ces textes sont publiés avec peu de recherche, donc sans expliquer au lecteur le contexte socio-historique entourant les faits relatés et sans donner de notes sur l’auteur. Pourtant, tous ces renseignements sont indispensables à une juste et bonne interprétation du document.
L’initié à ce genre de matière sait bien que le contenu et le message des chansons de composition locale sont souvent difficiles à saisir au premier abord, surtout si les textes ont été sujets à de nombreuses années de transmission orale. Effectivement, ils peuvent nous arriver un peu déformés ou dans une forme modifiée de la version originale, celle-ci rarement disponible car, il faut le rappeler, nous traitons ici d’une tradition avant tout orale. Le folkloriste devra alors étudier attentivement ces chansons, faisant, s’il y a lieu, l’étude comparée des différentes versions. Enfin, il devra s’improviser historien, généalogiste, sociologue et parfois même psychologue dans une tentative de reconstituer, ou du moins d’élucider, le contexte dans lequel vivait l’auteur de la chanson et celui entourant le contenu de la chanson elle-même.
L’étude de la chanson locale est une activité passionnante. C’est un domaine très vaste et relativement peu exploré en Acadie, même dans tout le Canada français. C’est à souhaiter que la recherche va s’intensifier pour que bientôt l’on puisse envisager la publication d’une anthologie bien documentée de la chanson de composition locale en Acadie. Un tel ouvrage aurait plusieurs avantages dont celui de mettre à la portée d’un public intéressé une mine de documents originaux aptes à faire approfondir nos connaissances dans le domaine de l’histoire sociale acadienne.
Notes et références
1. Marguerite Maillet, “Littérature d’Acadie. Bibliographie”, dans Jean Daigle (éditeur), Les Acadiens des Maritimes, Moncton, Centre d’études acadiennes, 1980, p. 565.
2. Pour un peu plus de discussion sur le sujet, voir Georges Arsenault, “L’Acadienne de l’Île-du-Prince-Édouard et la chanson traditionnelle”, Revue de musique folklorique canadienne, volume 11, 1983, pp. 12-17.
3. Georges Arsenault, Complaintes acadiennes de l’Île-du-Prince-Édouard, Montréal, Leméac, 1980, pp. 211-212.
4. Ibid., p. 198.
5. Ibid., p. 186.
6. Ibid., p. 214.
7. Ibid., pp. 187-188.
8. Ibid., p. 175.
9. Ibid., p. 219.
10. Ibid., p. 197.
11. Ibid., p. 202.
12. John McGregor, British America, volume II, London, 1832, p. 199.
13. Centre d’études acadiennes (C.E.A.), coll. Georges Arsenault, enreg. 894.
14. Coll. Georges Arsenault, informatrice: Florence Bernard. Manuscrit non classé.
15. C.E.A., coll. Georges Arsenault, enreg. 1276.
16. Ibid., enreg. 1011.
17. C.E.A., coll. S. Antoinette DesRoches, ms. no 46.
18. C.E.A., coll. Joseph-Thomas LeBlanc. Informateur: Norbert Bastarache, Saint-Paul-de-Kent. Manuscrit non classé.
19. C.E.A., coll. Georges Arsenault, enreg. 367.
20. Ibid., enreg. 347.
21. Ibid., enreg. 50.